"Il n' y a qu'une seule supériorité: celle du coeur !"

L.V. Beethoven

EXTRAIT CONCERNANT LA PSYCHOTHERAPIE


Je voudrais dire un mot, enfin, du Rêve éveillé dirigé. Inventé par Robert Desoille, qui, mobilisé en 1914, dut abandonner ses études de psychologie et devint plus tard ingénieur, il repose sur une utilisation thérapeutique de l’imaginaire onirique. N’étant ni psychiatre, ni psychologue, ni médecin,  je laisse à plus savant que moi le soin d’en expliciter les mécanismes, d’évoquer l’état de conscience modifié, la mobilisation de l’énergie vitale, la sublimation des instincts. Voici  comment se déroulait une « séance » :


Confortablement allongé sur le divan, puis invité à me relaxer,     je m’entends proposer par J. une « image de départ ». J’ai les yeux fermés. Je pars alors - à haute voix - pour le plus exaltant des trips : un voyage halluciné et surréel au centre de soi-même, dans « un état intermédiaire entre l’état de veille et l’état de sommeil ». Les images qui défilent provoquent des émotions d’une intensité variable, plaisantes ou déplaisantes, selon les cas. S’il arrive qu’une image soit franchement menaçante, que je « bloque » ou panique, J. m’en propose une autre, plus rassurante. Et le bathyscaphe repart, explore, descend. Pour une fois, je m’aime. Et même je m’admire : jamais je ne me serais cru riche d’autant de rêves, d’images, de symboles, et jamais je ne me serais cru capable d’en parler si bien. Le plus étonnant, c’est que je suis à la fois, l’auteur, l’acteur et le spectateur de cette fantasmagorie…


Avec mes yeux d’aujourd’hui, je me dis que l’intuition géniale de Desoille fut d’imaginer la possibilité d’explorer directement l’inépuisable trésor de rêves et d’imaginaire que renferme notre inconscient, de reconstruire sans déconstruire au préalable.


J’ignore si le Rêve éveillé se pratique encore; ce que je sais  de toute certitude, c’est qu’il a été pour moi l’outil de la délivrance ...


"LA SANTE PAR LE CRI" - 1997


À quinze ans, j'étais ce qu’il est convenu d’appeler un adolescent difficile. On disait aussi un caractériel. En d’autres termes, un ego hypertrophié, mû par ses hormones et ses affects. Mon quotidien, c’était le désarroi, une angoisse diffuse, une profonde rancœur, née du sentiment d’être floué, et la sensation d’étouffer dans un monde hostile et dont je n’avais pas les clefs.


J’étais incapable d’exprimer ce mal-être. Certes, je passais pour bavard, mais c’était de la poudre aux yeux : prolixe quand il s’agissait de banalités ou d’échanges sans conséquence,  je restais farouchement muet sur l’essentiel. D’ailleurs, je n’avais personne à qui me confier – ni, sans doute, les mots pour le faire. Et si je transgressais force interdits, une certaine lâcheté m’empêchait d’affronter ouvertement les tenants du moralisme étriqué qui passait alors pour une morale. Au fond de mon petit gouffre personnel, je ne savais pas que parler ou créer soulage, que crier sa frustration et sa douleur, c’est gravir une première marche vers la lumière. Je coulais donc mes jours entre vague à l’âme, frénésie de lecture, culpabilité et masturbation.


En révolte contre une famille et une société par lesquelles je me sentais rejeté et incompris, je vivais dans la parano de l’enfermement. La pension où mes parents m’avaient placé ? Une prison. Le psy fadasse et qu’apparemment je n’intéressais guère ? Un flic de l’âme. Quant aux adultes que je côtoyais - et qui contredisaient chaque jour, par leurs actes, les grands idéaux qu’ils proclamaient ? Des salauds, des matons…


Avec le recul, je m’avise aussi que j’ai eu de la chance : dans les années 50, l’héro et la cocaïne ne circulaient pas encore parmi les ados; sinon, j’aurais peut-être plongé…


Me sentant piégé, n’entrevoyant nulle issue, je flirtais parfois avec l’idée du suicide. Le désespoir me semblait élégant; sans doute cela satisfaisait-il mon goût du panache et du romantisme, mon penchant à l’appitoiement sur soi et à la complaisance. Depuis, j’ai compris que ce désespoir prouvait un immense appétit de vivre, non une pulsion de mort. Ce qui est sûr, c’est que je mis longtemps à comprendre que les plus clos d’entre les murs qui m’enserraient étaient dans ma tête. Ô ce rugissement libérateur, cette jubilation, le jour où, découvrant Nietzsche, je lus les pages fulgurantes qu’il consacre au Dragon « Tu-dois » !


Tout cela, je ne commençai à le comprendre que deux ans plus tard, lorsque, en compagnie d’une quinzaine d’autres adolescents      « à problèmes », délinquants ou caractériels, je fus admis au Centre familial des jeunes de Vitry-sur-Seine. Cet éveil, la prise de conscience progressive et le sauvetage qui s’ensuivirent, je les dois à des éducateurs inspirés, à une pédagogie novatrice et à une extraordinaire thérapie. Pour le dire simplement, ce séjour m’a très probablement sauvé la vie.


Le CFDJ était ce qu’on appellerait aujourd’hui un établissement « ouvert ». À l’époque, par un curieux euphémisme, on disait un foyer de « semi-liberté ». Bref, les portes étaient grandes ouvertes et nous circulions librement. Une seule consigne : rentrer dormir à Vitry. La plupart des garçons étaient en apprentissage; d’autres travaillaient déjà. Pour moi, je faisais en principe ma philo, mais je séchais fréquemment les cours, ayant pour professeur un ancien combattant qui nous assommait d’ennui et agitait en classe de petits drapeaux tricolores… C’était d’autant plus rageant que nos condisciples de la classe voisine avaient pour prof Roger Caillois…


Le foyer de Vitry était remarquable à plus d’un titre. Parrainé à sa naissance par Jean Chazal, le plus éclairé des juges pour enfants, il innova d’emblée en proposant aux adolescents un large éventail d’activités pédagogiques de groupe fondées sur l’expression et la créativité.


Le sport était également très présent au CFDJ. On y pratiquait couramment le foot, le volleyball, la boxe, le tennis de table et le cyclisme. L’été, les garçons partaient en vélo jusqu’en Allemagne, à Isny-im-Allgaü, au-dessus du lac de Constance…


Certains adolescents, enfin, pour qui cette thérapie semblait indiquée, avaient droit à des séances de Rêve éveillé.


Le CFDJ obtenait des résultats exceptionnels;  pendant mon séjour à Vitry, je vis défiler quantité de médecins, de psychologues, de juristes, d’éducateurs et de stagiaires venus s’enrichir à cette source.


Contrairement à ce qui se passait ailleurs*, la discipline du foyer n’était pas fondée sur la sanction et l’autoritarisme. Elle reposait sur un petit nombre de règles librement acceptées. Les punitions étaient rares. Pour nous apprendre à concilier liberté et respect de l’autre, nos éducateurs privilégiaient le bon sens, le dialogue et l’autodiscipline. Lorsqu’un ado passait les bornes, un éducateur lui faisait ironiquement entrevoir la possibilité d’un « incident mécanique » (dont, à ma connaissance, la nature n’a jamais été révélée ni élucidée, et qui demeurera, dans les siècles des siècles, un mystère). La plupart du temps, cela suffisait...


Donc pas de grandes tirades moralisatrices ou de remontrances, pas de châtiments corporels, ni de brimades, rien de punitif ou de sadique, rien qui évoquât les rapports hiérarchisés et autoritaires du monde extérieur, l’odieux binôme père-fils, chef-subalterne, patron-employé, prof-élève, flic-contrevenant…


Pour moi qui, outre les filles, ne m’intéressais qu’à la poésie et au théâtre, le salut passait par l'oralité : pour l’apprenti-poète comme pour le primitif, le verbe reste hautement sacré. Mes camarades, eux, trouvaient leur voie/leur voix dans la musique,   le sport ou l’une quelconque des nombreuses activités proposées, qu’il pratiquait sous la guidance d’éducateurs ou d’aînés. Lors de mon séjour à Vitry, le foyer comptait un groupe de sociodrame, un club de lecture, un club théâtre, un club photo, un atelier électronique, des artisans, ainsi que des mimes et des musiciens avec qui nous organisions régulièrement des soirées. Quand parut notre premier disque : « Des garçons, des poèmes et une guitare », j’exultai : un de mes poèmes y figurait ! Dans les années qui suivirent, le CFDJ exposa des milliers de photos, publia maints articles et tourna plusieurs films et cassettes vidéo.



Mais les activités d’expression pratiquées à Vitry n’étaient pas des arts d’agrément. Il ne s’agissait point tant de développer les aptitudes, les talents, voire le goût de l’adolescent, que, sur un plan infiniment plus vital, de mettre au jour ce qui le rongeait et de l’amener à l’exprimer de manière autre qu’autodestructrice, bref de l’aider à découvrir son identité et à s’accepter.



Pour un adolescent en colère, toute affirmation de soi commence par une contestation. Cette vérité, Alain l’énonçait jadis superbement en affirmant : « Penser, c’est dire non ». Effectivement, quoi de plus nécessaire pour celui qui, à tort ou à raison, se sent seul, abandonné, incompris, mal aimé, que de pouvoir crier sa révolte et son indignation à un monde qui, non content de ne pas l’entendre, le punit d’être … ce qu’il l’a fait ?


C’est dire si la tâche de l’éducateur est délicate. Il entend favoriser par tous les moyens l’épanouissement de l’adolescent traumatisé, mais il sait qu’il n’y réussira que s’il parvient à l’arracher aux marécages fétides de l’angoisse et de la culpabilité.


Au sein d’un foyer de jeunes, la dynamique de groupe joue, certes, un rôle capital, mais elle ne suffit pas. L’expression individuelle demeure irremplaçable en ce qu’elle seule permet la prise de conscience nécessaire au déconditionnement. La libération du cri jusqu’ici retenu, l’expression des rancœurs et des tensions affectives précédemment intériorisées aident l’éducateur dans son travail de patience : réorienter les forces négatives du nihilisme, de l’agressivité et de la détestation de soi. Or vaincre son angoisse en l’exprimant, qu’est-ce donc sinon prendre possession de soi et habiter enfin cet étranger qui dit « Je » ? Exorciser ses démons familiers par le poème ou par la musique, c’est trouver une solution de rechange à la violence autodestructrice : après tout, mieux vaut crier sa rancœur en une chanson, fût-elle haineuse, que de se jeter par la fenêtre.


L’écriture présentait pour moi des avantages connexes : j’avais du mal à ordonnancer mes idées, à fixer mon attention; elle m’apprit à me concentrer, à mieux utiliser mes énergies. Mais en même temps qu’un acte libérateur et créatif (rappelons qu’en grec ΠΟΙЄШ signifie : je crée), l’exercice de la poésie est aussi une activité sociale, puisqu’on écrit toujours pour autrui. Outre, donc, la canalisation de l’agressivité dans une occupation enrichissante   au lieu que nocive, l’écriture (ou la musique, ou la pantomime) permet à l’adolescent de penser à l’autre. Son ego trouve alors à s’affirmer dans une passion tout aussi totalisante que l’angoisse dont elle est issue, mais sans danger pour soi ni pour autrui.


Et  vient enfin le jour où il découvre qu’en dépit de tout ce qu’il croyait croire, il est heureux d’être en vie.


Je voudrais dire un mot, enfin, du Rêve éveillé dirigé. Inventé par Robert Desoille, qui, mobilisé en 1914, dut abandonner ses études de psychologie et devint plus tard ingénieur, il repose sur une utilisation thérapeutique de l’imaginaire onirique. N’étant ni psychiatre, ni psychologue, ni médecin,  je laisse à plus savant que moi le soin d’en expliciter les mécanismes, d’évoquer l’état de conscience modifié, la mobilisation de l’énergie vitale, la sublimation des instincts. Voici  comment se déroulait une « séance » :


Confortablement allongé sur le divan, puis invité à me relaxer,     je m’entends proposer par J. une « image de départ ». J’ai les yeux fermés. Je pars alors - à haute voix - pour le plus exaltant des trips : un voyage halluciné et surréel au centre de soi-même, dans « un état intermédiaire entre l’état de veille et l’état de sommeil ». Les images qui défilent provoquent des émotions d’une intensité variable, plaisantes ou déplaisantes, selon les cas. S’il arrive qu’une image soit franchement menaçante, que je « bloque » ou panique, J. m’en propose une autre, plus rassurante. Et le bathyscaphe repart, explore, descend. Pour une fois, je m’aime. Et même je m’admire : jamais je ne me serais cru riche d’autant de rêves, d’images, de symboles, et jamais je ne me serais cru capable d’en parler si bien. Le plus étonnant, c’est que je suis à la fois, l’auteur, l’acteur et le spectateur de cette fantasmagorie…


Avec mes yeux d’aujourd’hui, je me dis que l’intuition géniale de Desoille fut d’imaginer la possibilité d’explorer directement l’inépuisable trésor de rêves et d’imaginaire que renferme notre inconscient, de reconstruire sans déconstruire au préalable.


J’ignore si le Rêve éveillé se pratique encore; ce que je sais  de toute certitude, c’est qu’il a été pour moi l’outil de la délivrance.



Au moment de conclure, je m'avise que tout cela se passait il y a cinquante ans. J'aurais juré pourtant que c'était d'hier. Avec mille excuses pour ce demi-siècle de retard, je remercie Joe Finder de m’avoir sauvé la vie, Jean Ughetto d'avoir comblé et canalisé ma boulimie de théâtre et de lecture, et Robert Desoille dont l'invention géniale m'a permis de m'en sortir. Sans eux, je fusse très probablement resté un velléitaire médiocre. Je leur dois de n’avoir jamais croupi à Fresnes ou aux Rungis et d’avoir échappé à un destin minable. Je leur dois aussi d’être resté fidèle à l’esprit de mon premier poème, écrit à onze ans, dans lequel je proclamais : « Jamais je ne deviendrai ce qu’ils appellent un adulte ! »


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* J’ai découvert avec stupeur en 1970, dans la Revue de neuropsychiatrie infantile, sous la plume d’une éducatrice (religieuse de surcroit !), un article qui recommandait « l’isolement en cellule » des sujets turbulents…


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