"Il n' y a qu'une seule supériorité: celle du coeur !"

L.V. Beethoven

Pour son Congrès de 1977 le Centre Internationale Studi Famiglia (C.I.R.F.)  avait mis le Centre Familial de Jeunes de Vitry doublement à l’honneur :  d’abord en donnant comme sous titre à cette importante réunion internationale le nom du livre des poèmes écrits par les jeunes du Foyer, ensuite en invitant à  Milan une délégation vitryote : nos deux médecins de l'INSERM, chargés comme d’habitude de faire des communications « savantes » (mais non dépourvues d’humour et d’affection…) et   de présenter plusieurs films de Vitry réalisés par les adolescents et leurs éducateurs, et surtout l'exposé d' un Ancien du CFDJ.


Evènement historique : pour la première fois un Ancien était invité à faire une communication devant une assemblée composée d’éminents savants et hauts responsables de plusieurs pays.


Pourquoi ai-je accepté de venir à  votre congrès de Milan ?

Ma décision fut prise lors d’une communication téléphonique avec le Docteur Zeiller, ici présent, qui me transmit la proposition de participer à ce Congrès pour témoigner en tant qu’Ancien  du Foyer de Vitry. Le titre improvisé de mon intervention : « 7 ans au C.F.D.J. de Vitry, puis 2 ans toujours épris du CFDJ».


J’ai un compte à régler avec ce Foyer car je n’aime pas avoir des dettes. Cette maison m’a apporté beaucoup et j’essayerai de mon mieux de vous en donner la raison. J’ai aussi un appel à lancer, car moi, j’ai eu la chance de pouvoir venir dans ce Foyer. Est-ce une chance ou un droit ?


Cet appel est lancé pour tous les jeunes comme je l’étais, et qui ne peuvent profiter d’une chance semblable de trouver cette richesse affective que j’ai découverte dans cette Maison et que je porterai toujours en moi.


Je voudrais également me faire le porte parole des jeunes qui y vivent actuellement, et d’une majorité d’Anciens qui m’ont fait confiance pour cette délicate mission de parler en leur nom.

Je ne pourrai vous dire avec certitude si l’émotion que je ressens actuellement est due à l’éminente assemblée que vous êtes, ou bien à cause de la grande responsabilité que me confère la confiance des Anciens et des garçons du Foyer.


Mon arrivée dans cette maison de Vitry ? 1968

Je me trouvais dans un centre de province, c’était mon 5ème placement. Quelques gars du Foyer de Vitry étaient venus pour nous aider à repeindre ce centre : cela se passe souvent ainsi, le Foyer accomplit des missions apostoliques. Puis, en même temps, ils ont réalisé un grand reportage photo. En discutant avec ces grands, leur Foyer a excité ma curiosité. Ils se conduisaient en grand frère avec nous, animaient joyeusement les soirées par de la musique, des chants et des poèmes de leur composition, soirées émouvantes qui n’étaient pas monnaie courante dans les centres où j’errais.


Petit, je n’avais pas l’occasion de faire les exploits positifs dont  je rêvais. Nous passions notre vie dans l’attente de quelque chose, de quelqu’un à aimer, à admirer. Faute de mieux sans doute, je m’exerçais à réaliser des exploits de plus en plus négatifs : en passant d’une chambre à l’autre sur une gouttière située à 15 mètres du sol, puis à me promener sur une verrière, ou à étudier comment je pourrais casser quatre carreaux en une seule fois, plus rapidement, sans me faire prendre. Voulais-je qu’on reconnaisse que j’existais ?


J’ai supplié les grand du CFDJ de m’aider.

Avec leur complicité, j’ai écrit à Joe Finder, Directeur du Foyer de Vitry.

Surprise incroyable, Il m’a invité à venir passer un week-end dans ce Foyer dont je rêvais déjà. Mais il fallait que j’obtienne l’accord du Directeur du centre où je me trouvais, donc je devais changer mon attitude pour pouvoir bénéficier de sa bonne humeur, de sa permission exceptionnelle. J’y ai passé un week-end un peu irréel. En revenant, je n’avais qu’un désir : retourner au CFDJ.


L’arrivée d’un garçon au Foyer de Vitry se fait d’une manière peu commune, une visite préalable, l’accord du personnel, du garçon par lettre et finalement l’accord des Autorités de tutelle, en l’occurrence l’Aide Sociale ou la Justice.

Mais étais-je vraiment une bonne recrue pour le CFDJ de Vitry ?  J’avais si peur de ne pas être à la hauteur, Je n’avais pas d’étiquette valorisante, je ne faisais pas partie des « délinquants officiels » car je ne me suis jamais fait prendre dans mes actes délictueux ; on m’a dit que j’étais le cauchemar des éducateurs, donc un cas très, très difficile.

Mon comportement anormal était-il dû à une histoire de chromosomes ? Pour cette sinistre raison, lors de mes études, je me suis particulièrement intéressé à la génétique, mais, ne déplaise aux savants qui ont établi mon diagnostic, mes conclusions sont restées négatives. Je ne me suis pas trouvé de pulsions sadiques conscientes, ni de perversités dominantes, ni d’obsessions criminelles, même envers ceux qui ont trahi ma confiance. Je suppose donc l’équilibre de mes chromosomes très sage.


La vie au Foyer de Vitry paraît bien différente des autres institutions que j’ai connues.  C’est une communauté composée de jeunes et de moins jeunes étroitement liés dans la vie de tous les jours.  Ce lien peut se traduire par le soutien des nouveaux venus par les Anciens, par la réalisation en commun des activités très intenses, soit par l’intermédiaire d’un Conseil des élus regroupant les gars et les éducateurs, soit encore par les repas pris en commun, ou simplement par la bise du soir au coucher et celle du matin au réveil et mille autres exemples encore…

Ambiance familiale que le Foyer essaie de créer avec ses peines, ses joies, ses angoisses, ses rivalités, ses difficultés matérielles, la solitude d’un moment.


Enseigner à aimer à des adolescents qui ignorent au départ l’existence d’une amitié authentique, c’est si difficile, car on ne peut aimer que si l’on a été aimé soi-même, on ne comprend réellement que si l’on a été compris et l’on ne peut apprendre à accepter les autres que si l’on a été accepté avec ses faiblesses, ses possibilités.


Pourriez-vous imaginer un seul instant ce que peut ressentir un gamin voleur, un cas difficile que personne ne veut plus, face à un adulte dont on sent profondément une affection profonde qui ferait presque mal , Je crois que c’est ma pudeur qui me fait dire presque…

J’étais si heureux mais terrorisé, j’avais peur. Toute une jeune vie s’est vue bouleversée en quelques heures. J’ai fait ma crise. Je voulais tout casser, le faire taire, tuer celui qui me disait que j’étais un beau garçon, intelligent, digne d’amour, que ma présence allait apporter tant de joie à lui, au Foyer. Je n’étais plus qu’un petit garçon anxieux, je voulais le démasquer « il ment, il ment », cela n’existe pas et si je fais le con, si je fais l’idiot, il ne pourra plus m’aimer ou alors je ne pourrai plus le faire et si je ne peux plus faire le con, toute ma vie est finie, mes aventures nocturnes, mes exploits, que vais-je devenir ?

Je ne vous demande pas de me croire, seulement, je vous demande d’ouvrir vos cœurs pour comprendre.


Des activités de valeur avec du matériel précieux sont proposées aux jeunes  : la photographie, le journal, l’expression corporelle, le cinéma, la vidéo, le sociodrame, l’électronique, les disques, les cultures générales, les soirées cabarets, le club des poètes. Dans un photodrame, activité qui met en présence deux personnes, le ou la photographe et le photographié, pour tenter de mieux faire face aux problèmes de la dysmorphophobie dont souffrent les adolescents, le jeune pourra se trouver derrière ou devant l’objectif. Les gars réalisent eux-mêmes leur film, aussi bien dans le choix du sujet que dans la réalisation technique.

Dans un souci d’objectivité, je me permets de me référer à une phrase de notre psychologue Claude MARTIN, car nous avons décrit nos expériences dans la même brochure :

« Que l’apprentissage d’une technique d’expression socialement valorisée, est bien souvent pour l’adolescent de milieu socio-économique défavorisé, l’occasion de sortir d’un ghetto culturel… »

Une passion émane de la philosophie du Foyer de Vitry, donner aux adolescents tous les moyens d’expression et à tout prix. A force de nous trouver suralimentés affectivement, intellectuellement, matériellement, nous en arrivons très rapidement à ressentir un profond sentiment de dignité.

Jusqu’à ce moment là, chacun de nous avait été dévalorisé et la réponse à nos protestations fut chaque fois la répression dans un cercle infernal de bêtises et de punitions qu’elles attiraient. Le plus dur a été l’acquisition des sentiments de responsabilité qu’on nous octroyait. Cela ne peut exister que dans un climat d’authentique confiance.

Ce climat de confiance réciproque se traduit aussi bien dans l’apprentissage de moyens techniques de valeurs et onéreux comme des caméras 16 mm, des magnétophones, des appareils photo, mais aussi dans les rapports entre l’éducateur et le garçon.


Avant Vitry, quand  je croyais qu'on m’insultait, le gamin sauvage que j’étais, répondait par un coup de poing.  Rapidement, j’ai appris la supériorité de la parole sur la violence. Je disposais de moyens d’intelligence qui me permettaient de faire de ma force un meilleur usage. Dans ce dialogue permanent, le jeune confie ses angoisses d’enfance et du présent, ses peurs, ses désirs inavoués, livrant ses pensées les plus intimes, ses phantasmes même les plus saugrenus et l’éducateur ne prête pas seulement une oreille attentive, il prend position et s’implique. A mon avis, ce rapport de confiance seul permet à l’individu d’évoluer. Nos éducateurs réagissent avec leurs tripes, avec leur cœur. Ils ne se posent pas comme surhommes et reconnaissent leurs propres difficultés, leurs inquiétudes et font preuve d’honnêteté intellectuelle totale, au même titre que le jeune. Et, à partir de ce moment là, une vraie confiance naîtra. En plus des qualités de cœur, ce qui m’a toujours davantage séduit chez un éducateur, un toubib, dignes de ce nom : la modestie authentique.

Je ne me priverai pas de citer ici la phrase devenue célèbre dans notre Maison, de notre psychiatre le Docteur Stanislas TOMKIEWICZ  « Il faut être vachement fort pour être authentiquement modeste » .


Mon enthousiasme risque de vous dresser un tableau incomplet : non , Vitry n’est pas un paradis, un cocon protecteur pour ses adolescents. Faire vivre en commun 25 garçons avec chacun ses difficultés et son caractère, une demi-douzaine d’éducateurs, des stagiaires maladroits, le psychiatre, une psychologue, la cuisinière, un chien et trois chats sous le même toit, n’exclut pas les drames quotidiens et des moments de crise.

Pendant mon séjour, à ma connaissance, la moyenne de carreaux cassés par mois s’élevait autour de 20 ; il me semble que la porte de la réserve alimentaire a été défoncée une vingtaine de fois, en une seule année.

La caisse d’argent de poche que détenaient les éducateurs a été volée deux fois en sept ans. Ils nous aimaient quand même, avec la même tendresse, avec la même patience et cela caractérise peut-être la différence entre ce Foyer et les autres que j’ai connus.

Faut-il rappeler que l’adolescent que j’étais était habitué, lors qu’il commettait une faute, au système de la sanction et du rejet ? Mais à Vitry, ce système n’existe pas. Quand nous mettons à l’épreuve la solidité de l’amour des éducateurs, chaque fois ils en sortent vainqueurs. J’avais forcé l’arrière cuisine, torturé de remords, je suis allé voir me confier à mon psychiatre et je lui ai dit : « Je n’irai pas avouer ma faute à Joe, notre Directeur, c’est une ordure ce type, il nous tire les vers du nez sans en avoir l’air, avec son air affectueux, il nous fait  même dire des choses que l’on ne veut pas dire »Le médecin me regarda avec des yeux convaincus et me dit :: « c’est vrai, notre directeur est un pervers, et à ta place, en douce, je mettrai le feu dans son bureau ». J’étais complètement désarmé et je lui disais : « docteur, tu pers la boule, reviens à la raison ». Comment ne pas se poser des questions envers ces gens, qui rigolent de tout ?

Il n’y a au Foyer ni claque, ni privation de nourriture, ni privation de sorties. Parfois cependant, quand je me montrais odieux, on me faisait la gueule, on me boudait, on me traitait avec indifférence, donc il me manquait quelque chose. Et c’était difficilement supportable parce que cette indifférence  me paraissait trop cruelle.

Elle ne durait pas longtemps, car l’éducateur, quand je refusais de faire le premier pas, revenait vers moi pour engager le dialogue sous un prétexte quelconque.  Il redoublait d’affectivité car l’équipe comprenait que lorsque le gars commettait une bêtise, ce n’était pas chaque fois totalement de sa faute.

L’éducateur se remettait en question  lui-même et pouvait se dire : « s’il en est arrivé là, c’est parce que j’ai mal fait mon boulot, et c’est un cri d’alarme qu’il m’a lancé. Je ne l’ai pas soutenu assez lorsqu’il le fallait ».

En effet, cette chère confiance n’est pas le résultat de quelques heures de discussion seulement. Dans ce foyer, toutes ces attitudes inhabituelles, la vie pendant des mois, tout nous apparaît comme irréel : on n’arrive vraiment pas à admettre que ces gens là soient sincères, honnêtes.

Nous les provoquions, nous les agressions, nous les qualifions de perturbés, de pervers, de flics, de philanthropes, de paternalistes, de récupérateurs de je ne sais quoi. Je vous assure que leur patience est mise chaque fois à rude épreuve avant de pouvoir s’engager sincèrement et affectivement avec eux .


A l’école, beaucoup de problèmes se posent à nous, comme par exemple le fait de ne pas se sentir comme les autres élèves qui ont un père et une mère et qui parlent de leurs parents.  Je me rappelle que le système des moyens punitifs de l’école ne représentait rien pour moi et ne sachant plus que faire, les professeurs n’arrêtaient plus de me mettre à la porte à cause de mon insolence et de mon indiscipline » : je ne demandais pas grand chose, seulement que l’on arrête de nous traiter comme des objets. En général, ce n’est pas le retard scolaire qu’ont pu prendre les garçons du Foyer qui pose des problèmes, mais le côté des relations entre le professeur et l’élève. .Lorsqu’un gars se sent à l’aise dans le milieu affectif du Foyer, cela favorise aussi, progressivement le rattrapage scolaire, j’en ai fait l’expérience personnellement.


Pour vous illustrer plus concrètement les problèmes qui peuvent se poser à nous au lycée, je crois devoir vous raconter un petit souvenir.

Un après-midi, en revenant de l’école tout excité, je suis allé tout droit chez Joe, notre Directeur. Après lui avoir fait une grosse bise, je lui ai ébouriffé les cheveux par surprise. Il fallait voir ça ! Il me traitait d’anthropophage !  Il a horreur de ça. Imaginez-vous un directeur avec les cheveux en l’air, ça la fout mal..

J’avais détruit, une fois encore, l’image respectable que l’on doit se faire d’un directeur.

Le calme revenu, Joe m’a demandé pourquoi je le dépeignais. Et alors, je lui ai expliqué ce que mon copain de classe m’avait raconté.  Quant son père était trop sérieux, un peu emmerdant, et prenait un air sévère, il faisait ça, et moi, comme je n’avais pas de papa, alors c’était lui que j’avais choisi d’ennuyer de la sorte. Joe est resté étonné un instant, il avait l’air bizarre, je lui ai fait une bise, une vraie, et je l’ai quitté tout content de moi.


Mon départ du foyer n’était pas une cassure brutale.  Cela ne s’improvise pas au Foyer. Je l’ai quitté progressivement en aménageant mon nouveau logement.  Ma première semaine fut triste, car se retrouver seul  sans entendre les bruits familiers nocturnes et diurnes de cette  Maison, ça vous repose, mais cela vous manque. La nuit, je revoyais défiler devant moi les scènes les plus typiques et pittoresques que j’avais vécues. Mais cette impression de vide ne dure qu’un temps, et bien vite une nouvelle vie s’offre à moi et un besoin impérieux d’aider le foyer à mon tour en tant qu’Ancien se fît sentir, car il m’avait tant apporté. Et oui ! je n’ai pas coupé le cordon ombilical, je l’avoue, car je ne veux pas être de ceux qui renient leur passé.

Au cours des soirées socioculturelles, je venais donner, comme tant d’autres Anciens, un petit coup de main là où je pouvais  me rendre utile, ne serait-ce qu’en soutenant le Foyer dans le débat qu’il organise avec des groupes d’éducateurs, de médecins, de travailleurs sociaux, de juges, de lycéens. Et lorsque je vois maintenant un garçon faire une bêtise, ça m’amuse et je me rappelle une phrase de notre Publicité Socio Educative : « Souviens-toi comment tu étais lorsque tu es arrivé ».

On nous répétait  aussi que la jeunesse a besoin de s’affirmer en s’opposant et, en chacun de nous, il y a un soleil qui a besoin de se faire les dents.


Au travers de mon petit exposé, j’ai omis de vous parler de mon éducation sexuelle. Vous comprenez pourquoi. C'est délicat.

En effet, j’ai oublié un peu et je ne pourrais pas vous préciser les débuts  de mes exploits et le nombre d’éducatrices dont je suis tombé follement amoureux. Amours platoniques, bien sûr.

De cette maison, une première et superficielle impression laisse entrevoir un désordre inouï et pourtant un certain ordre y règne tout d’abord par la Constitution, règle de vie que les adolescents ont élaborée ensemble avec l’équipe éducative. Par le Conseil de Maison, seule réunion obligatoire où nous lavons notre linge sale en famille et où  sont prises les grandes orientations de la vie des mois qui vont suivre.


Aussi bizarre que cela puisse paraître, le portail du Foyer n’est jamais fermé à clef. Toutefois, lorsqu’un adolescent veut sortir, il lui suffit de crier à haute voix : « je sors ! «  signe de confiance qui parviendra certainement à l’oreille d’un éducateur.

Je voudrais vous demander : pourquoi l’être humain traîne-t-il au plus profond de lui-même dans les méandres de son inconscient l’image de ses parents ?

N’ayant pas d’image de mes parents, ai-je le droit d’avoir l’image de ceux avec qui j’ai appris à aimer ?



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