LE PROJET DE REFORME DE L'ORDONNANCE DU 2 FEVRIER 1945
Elaboré par l' Association Française des Juges et Magistrats de la Famille
par Alain Bruel, ancien président du T.P.E. de Paris
Est-ce la fin déclarée de l'ordonnance de 45 qui établissait la spécificité d'une justice des mineurs et assurait la primauté de la prise en charge éducative ?
Alain Bruel présente ici le contre projet élaboré par l'Association Française des Juges et Magistrats de la Famille.
Suite au vœu exprimé lors de l'assemblée générale du printemps 2006, le comité directeur de l'association française des magistrats de la jeunesse et de la famille a mis en place un groupe de travail restreint qui a élaboré un projet à mi chemin entre préambule et exposé des motifs, comportant à la fois un constat des difficultés et des propositions concrètes destinées à les résoudre.
Peu à peu les choses se sont clarifiées ; nous avons pris plaisir à lisser un texte consensuel, qui permettait de découvrir entre nous des convergences insoupçonnées.
Avec le recul, on peut affirmer qu'au-delà des différences d'âge et de sensibilité, des pratiques diverses tenant aux contingences locales d'application de la loi, il existe au sein de la fonction spécialisée une communauté d'expérience et une unité de vues remarquables.
Refuser d'en tenir compte serait de la part du législateur un manque de pragmatisme.
Le numéro 10 de la revue "Mélampous" contient le texte intégral du schéma que nous avons imaginé ; il est appelé à évoluer en fonction des critiques et objections de nos partenaires, à condition que les orientations générales en soient respectées.
Afin de les exposer, nous avons choisi de prendre pour point de départ un mail, reçu sur le site de l'AFMJF, qui exprime de façon virulente mais exhaustive les préjugés les plus nocifs contre lesquels nous n'avons habituellement ni le temps, ni le courage de réagir, tant ils sont répandus.
Suite à la déclaration de bon sens de l'une d'entre nous selon laquelle "ce n'est pas en sanctionnant pénalement les parents qu'on pourra modifier le comportement des mineurs", notre interlocuteur explosait: " Non! le but(de la justice) est de protéger les citoyens et victimes potentielles; si condamner les parents n'est pas la solution, si la prison ne l'est pas non plus, où est la solution? L'éducation? Combien faut-il d'années, (et à quel coût) pour transformer une bête sauvage en être civilisé? Nous n'en savons rien. Pour quel résultat? Nous n'en savons rien.
Quelles sont les méthodes à employer? Nous n'en savons rien. La vérité est que nous sommes confrontés à une situation inconnue jusque là et dont nous perdons le contrôle . Comme il se dit communément nous patinons dans la semoule… à quand le sauve qui peut? Ceux qui nous tiennent des discours mielleux et débiles sur les vertus de l'éducation pour solutionner ces problèmes n'ont que leur idéologie et leurs fantasmes humanitaires pour toute expertise ; Ils n'en savent absolument rien mais prennent leurs bons sentiments pour du savoir, confondant ainsi ce qu'ils voudraient que les choses soient avec ce qu'elles sont.
Cela ne fait rien, ils sont prêts à tenter le pari, relever le défi, parce que " cela vaut le coup d'essayer" ben voyons, combien de victimes pendant ce temps? Peu importe, là n'est pas le problème…L'important, bien entendu, est d'abord de protéger le délinquant lui-même…
Notre société est sur le point d'imploser, et je trouve que vous n'avez pas grand-chose de crédible à proposer comme solution."
Ce réquisitoire qu'avaliseraient sans doute beaucoup d'élus de Droite comme de gauche repose sur une série de postulats qui ne résistent pas à l'examen.
Assigner comme unique objectif à la justice des mineurs de " protéger les citoyens et les victimes" c'est faire le choix d'une définition partielle et même partiale si l'on en juge par les conclusions auxquelles se trouve conduit notre correspondant ; chaque citoyen devrait savoir que les responsabilités du juge s'étendent à tous les acteurs du procès pénal ; qu'on puisse historiquement reprocher à ce dernier d'avoir négligé les victimes ne justifie nullement qu'on lui enjoigne à présent de sacrifier les auteurs , à plus forte raison s'ils sont mineurs.
L'acte de juger implique un débat contradictoire aux développements difficiles à pronostiquer et la décision ne peut consister à appliquer mécaniquement une politique pénale définie au niveau national, même si elle doit quelque part en tenir compte.
C'est un pari risqué de se borner à apprécier quantitativement les résultats judiciaires sans prendre égard au contexte local et aux moyens en personnel et en matériel alloués.
Les limites, nous sommes les seuls à nous en soucier: en ces temps de tolérance zéro où la grenouille judiciaire est sommée de se faire aussi grosse que le bœuf; comme si l'expérience tentée à New York avec un succès plus apparent que réel pouvait être aisément transposée à l'échelle d'un pays entier. Qu'importe si les moyens éducatifs manquent puisque la sanction systématique est maintenant tenue pour la meilleure forme de prévention, et le châtiment pour le moment privilégié de l'éducation!
A nos yeux il existe dans notre société occidentale une crise de transmission liée à l'évolution accélérée de l'économie et un malaise concernant la place et la valeur que les adultes donnent à l'enfant ; ces phénomènes expliquent pour partie le développement d'une délinquance juvénile de masse, parfois violente, qui nécessite des réponses politiques globales consécutives à une réflexion approfondie sur les dégâts du progrès, aujourd'hui absente .
Il est à noter que l'incompréhension et le désarroi de certains adultes, parents ou non, face aux adolescents, sont beaucoup moins marqués chez les professionnels à même d'analyser les erreurs et les lacunes collectives sans avoir le moyen d'y remédier.
N'étant pas en charge de conduire des politiques publiques, ils n'en rencontrent pas moins des hommes et des femmes qu'ils ont quelque mal à reconnaître sous le masque dont la société les affuble, et à maintenir dans la tenue d'un rôle préconstitué.
Quant à la prétendue impotence éducative, notre interlocuteur prononce un jugement téméraire aussi radical qu'invérifiable qui lui permet d'éluder la question de l'assèchement actuel des moyens, et celle de leur coût pourtant faible en comparaison de celui du séjour carcéral ;au nom du principe de précaution il refuse tout risque éducatif alors que nous savons bien que le risque est inhérent à l'action et même à la vie..
Tout cela pour justifier le recours à une solution éculée, la mise hors d'état de nuire, forcément temporaire, mais surtout qui déracine, créant à terme plus de difficultés qu'elle n'en résout.
Nous préférons pour notre part innover en abandonnant le primat historique de la réponse éducative pour assigner à la justice une ambition réaliste, celle d'exercer une la fonction restauratrice : restaurer quoi ? Évidemment pas la situation antérieure au délit, mais l'équilibre indispensable à la renaissance de la paix sociale.
C'est une tâche complexe qui nécessite de tenir compte des dégâts causés par le passage à l'acte tant à l'égard de la victime que de la société, de l'auteur et de son entourage.
La réparation éducative peut devenir l'emblème de cette justice, à condition qu'on n'en fasse pas une caricature comme la réparation- sanction de la loi du 7 mars 2007; Trop contrainte, elle perd en effet son caractère de démarche volontaire pour devenir un moyen d'indemnisation en nature de la victime voire une pâture donnée à sa vindicte.
La justice restauratrice, efficace en ce qu'elle dissout le sentiment d'impunité et mobilise chez le délinquant une énergie socialement profitable, est incontestablement gourmande de temps et de vigilance.
Afin d'optimiser son un fonctionnement , il est donc impératif de décongestionner l'ensemble du dispositif judiciaire en abandonnant le malencontreux principe de tolérance zéro, cause permanente de saturation du dispositif et de retard dans les prises en charge.
En compensation, il faudra requérir un soutien actif de la communauté, ainsi que le suggèrent les textes internationaux auxquels la France a pris l'habitude de tourner le dos.
Celui-ci peut se concevoir à deux niveaux : en amont de la saisine par le règlement d'un certain nombre de conflits sans gravité mais qui demandent une réponse adaptée ; en aval des décisions par la fourniture du cadre et de l'activité de réinsertion dont la justice ne peut guère assurer que l'accompagnement éducatif.
Nous faisons le pari que les collectivités locales actuellement cantonnées dans la dénonciation des méfaits dont sont victimes leurs administrés seront plus enclines à la compréhension si elles sont associées aux modalités du traitement, et que leur aide sera fructueuse, à condition qu'il n'en résulte pas pour les mineurs un traitement plus défavorable que celui réservé aux majeurs pour des faits identiques.
Le Parquet devrait donc se voir reconnaître comme en assistance éducative la possibilité de classer sans suite (poursuites inopportunes) en communiquant à toutes fins utiles les procès verbaux à une instance de prévention de la délinquance.
Nous avons suggéré une commission ad hoc, communale ou intercommunale, à caractère pluriprofessionnel. Il serait également concevable pour éviter d' empiler les dispositifs, d'étendre la compétence d' organes déjà existants, comme le centre communal d'action sociale ou la veille éducative ; ou encore de limiter dans un premier temps le soutien de la communauté à la phase post-décisionnelle, innovation susceptible de recueillir un large consensus; mais il est sûr que, sans l'appui de la communauté, la fonction symbolique assurée par la justice ne peut à elle seule entraîner dans le réel des effets spectaculaires.
Nous déplorons d'autant plus la tendance persistante du législateur moderne à faire du Parquet au stade de enquête préliminaire un véritable juge en amont de la saisine, mettant en œuvre son propre traitement de la délinquance et disposant de pouvoirs comparables à ceux des juges des enfants, tout en restant assujetti au pouvoir hiérarchique et dépourvu des garanties qui s'attachent au débat contradictoire et à la présence de la Défense.
Nous estimons que le maintien de deux traitements successifs, de surcroît mal coordonnés ne se justifie pas, et qu'il convient de réserver au siège la responsabilité des mesures individualisées, le Parquet se bornant à ordonner des médiations et à prescrire des mesures à caractère collectif : stages de citoyenneté, participation à des travaux collectifs de nettoyage des tags par exemple.
En revanche, nous plaidons pour l'exercice simultané d'une complémentarité de points de vue résultant de la présence systématique aux audiences d'un procureur bien informé par son engagement dans la Politique de la ville, en mesure d'équilibrer par des éléments sociologiques relatifs à l'environnement local les éléments sociaux et médico- psychologiques issus des investigations ordonnées par le juge.
Sous prétexte d' accélérer le processus judiciaire, préoccupation qui fait toujours recette, le délai de comparution a également donné lieu à une extension excessive des pouvoirs du Parquet ; outre le défèrement, la convocation par officier de police judiciaire aux fins de mise en examen ou de jugement, la comparution à délai rapproché, la procédure de présentation immédiate, et plus récemment la composition pénale ont introduit des disparités injustifiables dans la chronologie et le mode de traitement des procédures.
La volonté actuelle du législateur d'accélérer le déroulement des procédures accroît la saturation des services éducatifs qui conduit elle même à l'instauration de délais d'attente, à un raccourcissement et à un appauvrissement des prises en charge dont l' impact devient de pus en plus hypothétique.
Nous pensons que le recours habituel aux procédures d'urgence est arbitraire, et qu'il convient plutôt de distinguer dans chaque procédure ce qui est urgent de ce qui nécessite un temps de maturation.
S'il est évident que l'on ne peut pas attendre l'achèvement aléatoire de la prise en charge éducative pour prendre parti sur la culpabilité de l'auteur et enregistrer les attentes, souvent complexes de la partie civile, il est également nécessaire de ménager dans la procédure un temps suffisant pour pratiquer les investigations qui s'imposent, rechercher et réaliser les prises en charge et mettre à l'épreuve les engagements pris à l'audience
Nous avons donc imaginé d'aborder le problème en deux temps en prescrivant au juge pour tous les dossiers de convoquer les personnes intéressées dans un délai limité à deux mois et à l'issue d'ajourner à six mois, voire à un an, le prononcé définitif de la sanction.
Au delà d'un an il ne serait pas possible de garantir la persistance chez le délinquant d'une mémoire suffisamment vivace pour lui permettre de faire le lien entre la faute et la sanction.
- Lors de la première audience , il serait statué sur l'imputabilité, la culpabilité, la constitution de partie civile et la responsabilité civile des parents, le choix des investigations et mesures provisoires;
- au bout de six mois, il serait fait le bilan des évènements survenus, des efforts constatés , des démarches accomplies et de leur résultat, de la faisabilité de telle ou telle réparation ;
- A l'audience de jugement enfin, le tribunal pour enfants examinerait comme en Italie, la question de savoir si, compte tenu du déroulement de l'épreuve, le prononcé d'une peine est encore nécessaire ; sa bienveillance à l'égard du mineur dépendrait des informations accumulées au long de la procédure, et naturellement de l'absence de réitération
Aux antipodes de la récente loi sur la récidive dont l'application reste hautement problématique, on éviterait d'aligner obstinément le chiffre et la gravité des sanctions sur celui des passages à l'acte pour concentrer la coercition sur les cas de mauvaise conduite persistante et de mise en échec délibérée de l'accompagnement éducatif.
Le risque inhérent au choix de différer la sanction pénale serait réduit en raison du soutien logistique apporté par la collectivité locale à l'action éducative et de la disponibilité retrouvée des éducateurs ; le juge conserverait pendant la période d'épreuve la possibilité d'incarcérer au cas où l'ordre public apparaîtrait réellement troublé; à tout moment il lui serait loisible d'ouvrir si nécessaire un dossier parallèle d'assistance éducative.
Le casier judiciaire devrait être assoupli, et les divers fichiers supprimés pour préserver les possibilités de resocialisation des mineurs.
De toutes façons il faudrait renoncer à l'amalgame entretenu depuis quelques années entre les concepts d'éducation et de contrainte : la pratique de l'assistance éducative, dont la Garde des Sceaux actuelle envisage de nous priver à l'issue d'une expérimentation pour laquelle personne ne s'est porté volontaire, nous a appris entre autres bénéfices à apprécier les incidents avec un recul et une humilité dont sont incapables certains réformateurs victimes de leurs fantasmes de maîtrise. Assortir les mesures éducatives d'une menace de sanction au moindre écart, c'est en effet faire preuve d'une croyance bien naïve en l'adéquation parfaite des décisions prises aux exigences de la situation et l'inaltérable qualité humaine des prises en charge quelles que soient les vicissitudes traversées par l'institution d'accueil.
Nous n'avons pas tranché la délicate question de l'orientation future de l'équipement éducatif, préférant dialoguer d'abord avec les professionnels concernés mais nos propositions sont assorties de revendications portant sur les moyens en personnel de greffe, la formation permanente des magistrats et fonctionnaires, et surtout l'aménagement de réelles possibilités de carrière dans la fonction spécialisée.
Alain Bruel, novembre 2007
ARTICLES / PRESSE
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