Psychothérapie au CDFJ par Joe Finder
FREUD ET LES VOYOUS,
DIVAN VERSUS POIGNARDS,
DU REVE A LA REALITE...
Débat sur la psychothérapie au CFDJ de Vitry (1975)
1975 - CFDJ de Vitry . Pour la première fois, le thème de la réunion est la psychothérapie. Des anciens ayant quitté le foyer sont invités à revenir sur cette expérience. Pourquoi est-ce si difficile d’en parler ? La psychothérapie est-elle si utile ? Quelle en est sa place à Vitry ?
Le début de l'aventure
De 1950 à 1983 le foyer de semi-liberté de Vitry sur Seine, ouvert sur l’initiative de Jean Chazal de Mauriac, artisan de l’ordonnance de 45, a reçu près de 400 adolescents de 13 à 21 ans (puis de 13 à 18 ans avec la baisse de majorité) le plus souvent des cas extrêmement difficiles (placements de justice et ASE); pour un nombre certain, il s’agissait d’une «dernière chance».
La commande initiale de Jean Chazal : proposer une nouvelle formule pour les adolescents délinquants, de petites unités à échelle humaine, un fonctionnement « souple » aussi dépourvu que possible de l’autoritarisme primaire des maisons pour enfants et adolescents d’alors dont on reconnaissait l’inefficacité, une formule «éducative» adaptée plus aux besoins des jeunes qu’au désir de tranquillité et de vengeance du monde adulte. Jean Chazal précisait même : « il fallait, avant tout, favoriser l’épanouissement de ces adolescents souffrant de graves carences affectives, les adapter à eux-mêmes, condition sine qua non d’une future adaptation à la Société. Il est des gens, qui s’opposent à cette semi-liberté, ils nous attendent avec des «arbalètes» au coin du bois ». (Ref. Livre sonore 59-60 CFDJ)
Une maison comme la nôtre devait donc immédiatement disposer des ressources affectives, matérielles (à défaut d'être dotée d’un prix de journée), psychologiques nécessaires pour pallier le manque d’amour des parents ou leur indifférence, tenter d’ effacer les défenses anti-sociales du jour au lendemain. Les rechutes étaient fréquentes, mais souvent réparables dans nos débuts car nous avions peu à peu mis au point une parade efficace, à la fois par notre disponibilité affective et temporelle. Nous utilisions l'entretien individuel en le combinant avec la dynamique de groupe. Pour cette dernière technique nous pratiquions le jeu de groupe sociodramatique, adapté du jeu de rôle de JL Moreno, qui nous avait été rapporté par Jean UGHETTO, élève de Moreno dans son école de Beacon près de New-York.
Pourtant, dès les premiers mois de notre fonctionnement atypique pour l’époque, j’entrevoyais qu’il était quelque peu malhonnête de prétendre prendre en charge des adolescents, dont certains se débattaient, même lorsqu’il cessaient leurs passages à l’acte et leurs petits vagabondages, dans une souffrance psychique grave, sans disposer d’un minimum de moyens pour leur venir en aide. Un solide soutien psychothérapeutique devait faire partie de ce minimum.
En 1950, il paraissait saugrenu de solliciter la présence d’un psychiatre dans le cadre des premiers Foyers de semi-liberté. Il avait fallu livrer bataille près d’une année pour en convaincre notre conseil d’administration, aucune subvention de fonctionnement ne pouvant être espérée de la part des administrations de tutelle et aucun formulaire de prise en charge ne comportant cette éventualité.
Quelques semaines avaient suffi alors, pour séduire le futur Pr Hubert Flavigny, de retour d’un voyage d’étude aux USA.
Printemps 1955, Hubert Flavigny à Vitry
Introduction à la psychanalyse avec le Pr. Flavigny
Dès sa première rencontre, ayant écouté et étudié longuement notre fonctionnement, celui-ci nous fit part de ses convictions : la nécessité de mettre au point d’urgence de nouvelles méthodes psychothérapeutiques pour les adolescents, quasiment inexistantes à l’époque, surtout dans un Foyer de semi-liberté. Malheureusement pour ma vie personnelle, il avait vite considéré que j'étais le plus apte, parmi l’équipe, à assurer la fonction d'éducateur de guidance. Il me forma donc et accepta d'assurer ma supervision
La bienveillante rigueur, aux allures fréquemment impitoyables, de notre jeune psychiatre nous obligeait donc à tout revoir et tout repenser... Pour commencer, il m’imposa la lecture des oeuvres essentielles de Freud «dans le texte» ! puis de Jung et Adler, voire d’Aichhorn ; il me fit grâce de Lacan. Nous avons été jusqu'à parcourir les oeuvres de ceux qui, dans le passé pratiquaient l'hypnose comme Charcot et ses disciples. Parmi les nombreux ouvrages analysés, le premier livre sur le Rêve Éveillé Dirigé (R.E.D) de Desoilles (ref P.U.F.) retenait longuement toute son attention. C’est cette technique que nous avons profondément modifiée pour l’adapter aux adolescents exceptionnels.
Le professeur Flavigny optait donc pour l’usage en thérapie du rêve éveillé dirigé qui, selon lui, était la méthode la plus facile, la plus respectueuse et la plus efficace sans forcer les jeunes à raconter leur vie la plus intime. Parallèlement, nous mettions au point une technique de relaxation dérivant du training autogène de Schultz (ref). Un généraliste spécialiste de la relaxation, ami du CFDJ, nous avait même fait des démonstrations, de méthodes de relaxation dirigistes de Vittoz, d'ailleurs, refusées par Flavigny
Son avis final était partagé par notre psychiatre : la relaxation des adolescents ne pouvait être confiée qu’à une personne ayant, elle-même reçu une formation solide et fait l’expérience personnelle des effets possibles. Pendant plusieurs mois, deux fois par semaine, j’y consacrais donc une heure d’étude et d’entrainement.
Notre premier cas de RED a concerné un jeune du Foyer qui faisait des crises à l’allure hystérique, il lui est même arrivé à quelques reprises de perdre connaissance pendant une minute ou deux.
Juste avant l’arrivée de Flavigny, sur conseil de notre généraliste, de multiples explorations médicales, neurologiques ou autres, ont suivi sans en délivrer la moindre explication utilisable. Il fut alors mis en observation, dans un établissement psychiatrique parisien et nous fut «rendu» au bout de 8 jours, avec des haussements d’épaule sans doute «grand H.» (hystérie.). Le jeune refusa obstinément les calmants prescrits, à cause de ses activités sportives, et ne se disait pas disponible pour un suivi psychologique hospitalier.
Le Pr Flavigny venait à peine d’arriver au CFDJ. Nous n’étions pas prêts à commencer notre pratique du RED, mais ce garçon de16 ans souffrait et ne cessait de nous appeler à l’aide. Bien qu’il ait insisté sur la nécessité de ne pas transformer nos jeunes en « cobaye» pour une méthode débutante, Flavigny me demanda alors de faire un premier essai de RED, avec un maximum de précautions de notre part. Un succès espéré et confirmé nous permit un grand bond en avant.
La mise au point d'une méthode fiable et humaine
Une description de cette méthode thérapeutique s’avère difficile en quelques phrases, dans ce cadre restreint.
Le thérapeute demande au sujet de s'allonger, débarrassé des vêtements, montre, chaussures, qui pourraient lui apporter une gêne même légère, de se détendre profondément, de fermer les yeux, d’exprimer ses pensées, puis, d'essayer de décrire les images qui lui passent par l'esprit. Lorsque spontanément aucune image ne semble se présenter, nous utilisons différentes formes de suggestions pour l’aider à se détendre physiquement et mentalement ; détente dont la réussite favorise l'ouverture d'esprit et l’apparition d’images spontanées.
En matière de psychologie humaine le pur hasard n’existe guère. Tout ce qui se présente à notre esprit est pourvu de signification, même si nous n’arrivons pas à en décoder le message. Le seul fait de les évoquer devant un témoin affectivement significatif, par une confiance volontairement accordée, nous paraissait dès le début, procurer une diminution importante des tensions affectives. Aucune interprétation n’est donnée par celui qui applique la technique, seulement de vagues encouragements, valorisations et remerciements pour la confiance accordée. Ce dernier facteur m’apparaît d’une importance capitale, puisqu’un «rejeté, un délinquant» n’est pas souvent affectueusement remercié pour la confiance qu’il offre à son thérapeute. Les adolescents les plus démunis accèdent à un véritable sentiment de bonheur d’avoir quelque chose à offrir, en échange de notre disponibilité affective déroutante, surtout en présence d’une personnalité abandonnique.
Progressivement, notre superviseur me confia la mise en pratique de notre nouvelle relaxation psychosomatique, suivie de R.E.D. sauf résistance (consciente ou non) encore mal surmontée. La prescription faisait l’objet d’une ordonnance écrite remise au jeune.
Flavigny demandait au jeune un compte-rendu écrit après chaque séance ; mes propres notes elles étaient transcrites sur machine par sa secrétaire. L’ensemble de ce matériel était discuté en supervision.
Après une longue discussion, en reformulant aussi clairement les points essentiels de notre procédure, j’invite ce jeune à s’allonger, à se détendre ; s’il l’accepte de rester allongé sur le dos, je me place sur une chaise derrière lui. Il est libre de se dévêtir en fonction de ses souhaits. Certains, surtout à la première séance, refusent même d’ôter leurs chaussures, sous prétexte de sentir des pieds.
Face aux timides, aux grands angoissés, j’adopte une attitude plus directive, et j’ai recours aux injonctions paradoxales, je peux suggérer :"détends toi en serrant les poings, relâche-les, respire comme -ci comme ça, gonfle ton ventre, etc. ». Dans un monde comme le nôtre, il ne me paraît pas totalement inutile d’enseigner l’art de la détente apaisante. Toutefois, un adolescent même confiant, se trouve confronté fréquemment à toutes sortes de pulsions dès qu’il tente de se débarrasser de la présence des autres. Des images violentes peuvent s’entremêler à des images érotiques, surtout chez l’adolescents bien développé et bien-portant.
Je ne cesse de le rassurer, en précisant qu’il peut laisser venir n’importe quelle envie sans crainte des conséquences. Ce déconditionnement, l’éloignement du conformisme habituel de la vie en société, donne les moins mauvais résultats. Encore faut-il que je jeune soit suffisamment convaincu de notre authenticité. Les adolescents ont une allergie particulière aux adultes «permissifs» qui masquent leur fragilité intérieure lorsque les attitudes des jeunes les dérangent en profondeur.
Parfois un jeune reste littéralement figé, angoissé, voudrait arrêter la séance comme une sorte d’autocensure. Sa tête reste vide, son corps douloureusement crispé, il réclame de l’aide. Je lui propose souvent, entre autres, de s’interroger sur l’importance qu’il attache à se “désinhiber” , à se libérer aussi définitivement que possible de ces blocages Les vêtements peuvent constituer une protection symbolique dans des très nombreux cas et lorsqu'il parvient à s'en débarrasser, plus facilement avec notre aide, il fait un pas vers une certaine libération mentale, pour ne pas dire une libération certaine.
D’après les enquêtes établies par l’Unité 69 de l’INSERM, seuls environ 40 % des jeunes reçus au foyer ont pu bénéficier de cette psychothérapie. 1 fois sur 4 le garçon ou la fille s’est content(é)e de la préparation seule et a refusé la partie RED. Sur environ 200 suivis, le nombre de séances des champions du RED n’a guère dépassé les 2 douzaines, pour 3 ans de séjour.
Chaque suivi en RED s’accompagne d’entretiens préalables et intermédiaires, et de consultations avec le superviseur-catalyseur. Après chaque séance, (d’une durée de 2 à 4 heures en moyenne) le jeune doit rendre compte par écrit de son expérience. Il remettra lui-même son compte-rendu au superviseur. et bénéficiera de ce fait d’un contrôle à posteriori par le psychiatre.
Des doutes nécessaires, des résultats encourageants
La relaxation corporelle, lorsque s’appliquait cette procédure avec la plus totale tolérance face au jeune (tel qu’il est, non pas tel que nous souhaitons qu’il soit), obtenait auprès de lui un succès spectaculaire; 8 fois sur 10 les résultats nous ont semblé très probants, principalement chez ceux qui allaient au bout de la cure. Lorsque l’urgence d’une situation le réclamait et que l’adhésion du jeune le permettait, nous pouvions aussi constater un amendement rapide des symptômes.
En 1975, une étude catamestique de l’INSERM (ref) auprès d’anciens adolescents ayant séjourné plus de 6 mois au foyer, 3 ans à 15 ans après leur séjour, concluait que les troubles psychologiques s’étaient nettement améliorés ou avaient disparu chez 75 % des garçons, les casiers étaient vierges chez 80 % d’entre eux. Mais ces données chiffrées ont aussi révélé une délinquance ultérieure bien moins fréquente chez les garçons ayant eu des séances de relaxation que chez les autres, quelque soit le critère retenu pour apprécier cette délinquance (casier judiciaire ou comportement antisocial).
Les bons pronostics ont été 2 fois plus nombreux dans le groupe de ceux ayant accepté cette thérapeutique , où par ailleurs aucun jeune n’a connu une aggravation de ses troubles. Le pronostic d’alors discriminait nettement les garçons ayant bénéficié d’une relaxation des autres : il était très bon 3 fois sur 4 chez les « relaxés » et seulement une fois sur 3 chez les « non-relaxés ». Dans ce dernier groupe non « thérapeutisé », les troubles psychologiques sont restés stables pour 51 % des uns et se sont aggravés pour 22% des autres.
Réflexions autour de la méthode
Notre pratique du R.E.D (rêve éveillé dirigé) s’était progressivement adaptée, s’éloignant de plus en plus de la description première qu’en avait faite Desoilles et des considérations jungiennes de son créateur .
Le Dr Stanislaw Tomkiewicz, qui succéda au Pr Flavigny en 1960, trouvait cela peu adapté à notre clientèle et préférait Freud. Cette méthode, ajoutée aux entretiens habituels, nous permettait de valoriser les fantasmes, projections symboliques ou pas, de mieux entrevoir certaines préoccupations plus ou moins conscientes. La volonté de puissance ou les angoisses s’y présentaient fréquemment sous forme d’images, parfois sorties d’un film d’horreur. Pas d’interprétation analytique même de la part du superviseur, seules des explications générales et valorisantes étaient exprimées lors des séances ou pendant la supervision.
Les jeunes étaient, en majorité, très satisfaits. Du moins ils l’affirmaient. Plus étonnant encore, 20 ans après.
Allongé à son aise, sans limites morales plus ou moins explicitement ou hypocritement imposées à l’avance, en confiance avec son thérapeute, le jeune affronte alors un certain nombre de fantasmes sexuels et les réactions somatiques voire spécifiquement génitales qui en découlent. Les situations un peu délicates sont abordées sans fausse pudeur, sans ménager nos boucliers contre les projections psychologiques éventuelles, et sans trop tricher. Même les débordements d’une sexualité encore infantile et narcissique, avec risque de passage à l’acte auto-érotique au cours d’une séance de RED était tolérés. Je demandais conseil à Flavigny dès les débuts : que faire si un gamin, plus ou moins conscient se met à se masturber? - «Rien, nous fermons nos gueules. Leur corps leur appartient. Du moment qu’ils ne se font aucun mal, une éventuelle intervention plus ou moins moralisante de notre part ne serait sûrement pas dans leur intérêt, mais ne pouvait que rassurer notre propre morale » . Oui, c’était la grande libération, la transgression des «règles» de la vie quotidienne. Plus le jeune fabulait, plus les félicitations pleuvaient. Lorsque le débit verbal était trop modeste, notre attitude était plus directive avec des interventions fréquentes. Pourtant, rapidement nous prenions conscience, une fois encore, que la seule suggestion efficace est celle qui provoque ou nourrit l’autosuggestion. Ce petit contenu de la séance de RED, était suivi de grandes discussions avec le jeune. Notre souhait d’authenticité, ce réalisme par rapport à la sexualité des adolescents, n’excluait en rien leur besoin, même au cours de la thérapie, de certaines règles, de respect et d’exigence, de limites larges mais résistant, à leur saine contestation.
Notre protocole a toujours été d’une extrême rigueur. Le Pr Flavigny exigeait de mes notes prises en séance de RED une «précision non arrangée». Tomkiewicz , lui, se montrait tout aussi sourcilleux, au mot près : en supervision mes comptes-rendus étaient discutés en comparant le ressenti écrit par le jeune, lequel avait déjà été reçu par lui en entretien de restitution. Puis, pour plus d’exactitude, il proposa que les séances soient enregistrées sur magnétophone avec le consentement du jeune, ce que nous avons donc fait durant des années, le son complétant et révélant les distorsions de l’écrit.
Malgré la bonne qualité de la relation transférentielle, deux fois sur trois, l’adolescent n’acceptait pas d’emblée le RED. La liquidation des résistances plus ou moins conscientes imposait un nouveau combat de conquête. Le superviseur, par la répétition quasi régulière de ces phénomènes, avait su pratiquer des méthodes de présentation efficaces pour écourter la période d’opposition et de refus. L’acceptation obtenue, même après d’interminables négociations, chez des adolescents exceptionnels, est rarement définitive. Avec eux, le travail par le RED est régulièrement entrecoupé de période de dérobade, de résistance, voire d’opposition.
Les nouvelles résistances déclenchées chez les jeunes par notre acceptation totale, étaient considérées, à juste titre par Stanislas Tomkiewicz, comme de bon augure, contrairement à ce que peuvent parfois préconiser les adeptes inconditionnels de Desoilles. Cette opposition complémentaire, à notre avis faisait partie intégrante de la thérapie. Cela m’a permis, en outre, d’apprendre de manière plus certaine, comment distinguer une respectable pudeur d’une étouffante phobie, une méfiance systèmatique d’une opposition normale chez un adolescent doté d'une solide «colonne vertébrale» psychique.
L’une des manifestations importantes que je crois avoir découvert lors de quelques R.E.D. est l‘ “ABREACTION”, phénomène qui intéressa au plus haut point Flavigny puis Tomkiewicz et pour lequel nous n’avons pu développer la recherche que nous aurions souhaitée. Comme chacun sait ce terme a été forgé par Sigmund Freud. Il désigne une situation durant laquelle le client abandonne la fabulation verbale habituelle, pour subitement glisser vers l’évocation de souvenirs réels de certaines périodes particulièrement marquantes de son enfance. Dans la majorité des cas une psychothérapie ne «guérit» pas le névrosé en n’améliorant que ses défenses antisociales et autopunitives.
Dans le déroulement de la même séance, progressivement, le ton du récit change alors d’allure. Dès lors que toutes les contraintes qui forment la censure habituelle de la vie en société se sont effacées, il revit et parle avec une immense émotion. Les mots prononcés par le sujet me paraissent chargés de sens à chaque phrase, entrecoupée de silences d’un contenu dense. Le jeune semble revivre, de manière plus qu’intense comme le précisait Freud, des moments affectivement significatifs, voire traumatisants. Cela ressemble à un abcès de longue date, qui s’ouvre spontanément pour se vider des conséquences de l’inflammation, en perdant, plus ou moins partiellement dans le domaine psychique ce que certains appellent l’affect d’un traumatisme.
Le sujet donne l’impression de s’éloigner totalement du présent pour revivre le passé . Il tente de commenter les événements comme on décrirait un film documentaire dans le feu de l’action.
Il communique verbalement, voire par des gestes avec une intensité hors du commun . Il en arrive même à évoquer des situations de son enfance dont jamais il n’avait dit mot. Il dira plus tard ignorer ces événements ou encore les avoir oubliés (2)
Si l’on se réfère aux résultats recueillis par le Dr B. Zeiller dans la première enquête catamnésique déjà citée, et publiée à plusieurs reprises, il semblerait qu’après leur départ du Foyer, les jeunes parvenus à cet état, faisaient partie de la catégorie des mieux adaptés à leur vie d’adulte.
Or, le Dr Zeiller à l’époque de son enquête ignorait presque tout de l’apparition de nos “abréactions”. Par souci d’objectivité, ajoutons que les « abréactifs » faisaient partie de la minorité pour qui le R.E.D. d’emblée fonctionnait avec une facilité déconcertante et une efficacité au dessus de nos attentes. Par ailleurs, pour des raisons diverses, ceux-là bénéficiaient de notre part d’une intervention thérapeutique particulièrement scrupuleuse et poussée.
A notre vif regret, le RED n'était pas non plus une panacée, il y avait des cas où ça ne marchait pas du tout. Cela pouvait provenir d’une verbalisation insuffisante du jeune devant une méthode basée sur la parole, ou pour certaines situations, de l’insuffisance de notre recherche devant des difficultés encore inconnues. C'est là que nous avons été obligés de nous lancer à la découverte d'autres méthodes d’approche. Rappelons comme autres contre-indications : les personnalités psychotiques qui auraient risqué alors une éventuelle «décompensation» , facilitée par la liberté totale de fabuler, de se laisser même déborder par les excès ou les provocations juvéniles. Les personnalités borderline qui, pour Tomkiewicz, présentaient le même danger d’entrée dans un processus de décompensation délirante devaient d’abord bénéficier d’une «stabilisation préalable».
B. , 17 ans, nous était confié par le juge des enfants pour faits de violence répétés. Au delà de ces passages à l’acte, il manifestait des désirs d’assassinats, nourris d’un fort sentiment de vengeance. Avec Tomkiewicz, nous nous interrogions sur l’origine des tensions importantes qui l’animaient, comme celle de sa symptomatologie paranoïaque. Son approche était difficile et tout ce que nous avions pu mettre en œuvre pour l’aider avait échoué.
Il accepta néanmoins une cure de RED qui nous donna la clé de l’énigme : une profonde culpabilité liée à la mort violente de sa grand-mère. Lors d’une séance, l’abréaction lui faisait revivre dans une émotion intense cet épisode traumatique. Dès lors l’équipe notait la modification de son comportement avec résolution progressive de ses difficultés.
La majorité des jeunes placés a CFDJ avaient déjà fait connaissance avec les psys de la protection judiciaire de la Jeunesse ou de la DSASS. A de rares exceptions près, ils avaient fort mal supporté la trop fréquente neutralité, même la plus bienveillante, adoptée par ces techniciens de la relation. Ces insuccès étaient souvent l’une des raisons pour tenter une nouvelle thérapie dans le cadre de notre Foyer. Leur narcissisme frustré, les traumatismes affectifs de leur petite enfance, les affres de la dysmorphophobie (peur d’être «mal-foutu»), devenus un problème d’une gravité trop souvent sous-estimée, les poussaient à somatiser et de ce fait à cristalliser assez régulièrement leur désespoir sur leur dévalorisation et souffrances corporelles. Trop rarement les psys des consultations savaient prêter l'oreille aux échos de ces souffrances.
Il paraissait donc très rapidement opportun de leur proposer une technique d’aide qui tienne donc compte de cette somatisation, et de leur légitime besoin narcissique. La verbalisation de leurs fantasmes, sans thème imposé, ni rigueur particulière, au cours du RED ne force pas d’emblée leurs confidences les plus intimes. Pour ces raisons, on a souvent parlé de «thérapie corporelle» ou de «thérapie couchée» . Si assis ou couché, le problème de l'autocensure reste le même, la différence est symbolique : couché met en position de vulnérabilité, assis à une table sauve, en apparence, un semblant d'égalité avec l'interlocuteur. Accepter une thérapie couchée, c'est donc accepter la nécessaire régression volontaire, l'éventuelle intrusion dans sa vie privée, alors que la position assise, elle, permet la résistance ou défense.
Pour toutes ces techniques spécifiques, la personnalité du thérapeute, reste malgré tout le premier outil de travail. Les entretiens et les séances avaient lieu dans une pièce bien chauffée 22 à 25° C: un divan confortable avec des coussins, une veilleuse … rien donc d’extraordinaire. La stratégie pédago-thérapeutique avec les adolescents exceptionnels ne nécessite pas seulement un bon niveau intellectuel, une bonne maîtrise émotionnelle, mais aussi une disponibilité affective presque «congénitale». Il faut dominer l’angoisse qu’engendre toute exploration psychologique et s'affranchir de la «morale» inhibitrice habituelle de l’adulte, qui ne rassure que le thérapeute et les principes conventionnels. Par contre, soulignons qu’une thérapie à la liberté trop laxiste, irrespectueuse des sentiments de pudeur, constitue une source d’angoisse complémentaire. De toute façon il nous paraissait plus que difficile de réussir une séance thérapeutique, dans une ambiance de pudeur insuffisamment respectée, que l’on tenterait de surmonter de manière plus ou moins directive.
A quel moment a-t-on le droit d’intervenir dans la vie de quelqu’un en lui suggérant de nous faire confiance, pour tenter de retrouver sa joie de vivre avec notre aide ? L’une des premières questions que je posais aussi bien à un gamin qui acceptait son placement au CFDJ, comme à telle jeune fille atteinte d' anorexie. « Dis-moi comment obtenir ta confiance. Sans elle, je me sens incapable de t’aider efficacement. Aide-moi , afin que je puisse t’aider ».
Prenons l’exemple d’un jeune homme qui présente des problèmes sexuels graves (actes de sodomie pratiqués à 13 ans, impulsivité dangereuse sur le plan sexuel, exhibitionnisme), des crises de violence auto ou hétéro-aggressives, des désirs d’assassinat. N’est-il pas préférable qu’une crise se déclenche sur un divan en présence d’un thérapeute, que cela éclate alors, qu'on essaye de l'aider de le déculpabiliser? Afin qu'il ne soit plus dangereux pour lui-même et les autres, ou que le passage à l’acte ne se fasse pas au Bois de Boulogne, au cours d’un viol ou que sais-je encore ?
Le RED était une façon de réaliser leur fantasme, sous une forme déjà moins culpabilisante, avant qu’ils ne comprennent peu à peu que tout était dû à leur incertitude d’identité ou encore de leur affectivité encore excessivement infantile. Nous croyons avoir contribué à aider de nombreux jeunes avec de telles difficultés, parfois sévères, et ce pour des résultats durables. C’est du moins ce qu’affirment les très nombreux témoignages d’anciens pensionnaires.
Ces mêmes méthodes ont été aussi utilisées sur quelques douzaines de jeunes extra-domus, ils pouvait s’agir là de pensionnaires d’un foyer de jeunes filles avec lequel nous collaborions, ou de jeunes qui multipliaient les séjours hospitaliers spécialisés sans amélioration clinique notable ou dont l’état s’était dégradé, en particulier soufrant d’anorexie mentale. (3)
Une telle méthode requiert une haute exigence et humilité du thérapeute, qu'il soit conscient de ses propres pulsions et résistances et les assume devant ses superviseurs, et qui ait conscience de ses possibles interprétations erronées, voire abusives.
J’ai pour ma part eu la chance de travailler avec des superviseurs remarquables : Flavigny «LE Professeur», amical, mais exigeant. Il s'agissait, au début surtout, d'un rapport de maître à élève. La collaboration avec Tomkiewicz, fut tout aussi exigeante sinon plus encore, mais assortie d'une amitié, qui a débouché sur une solide complicité participative, dans laquelle nous étions complémentaires et parfois presque rivaux. De nombreuses publications en France comme à l’étranger, en commun, parfois en collaboration avec le Dr Zeiller attaché à l’INSERM et d’autres spécialistes, témoignent de cette intense collaboration.
Notre conviction que l’intérêt du jeune passe avant la tranquillité du thérapeute, est un autre aspect des difficultés de transmissibilité de notre thérapie, avec ou sans RED. Par ailleurs, c’est un outil à ne pas mettre entre toutes les mains, nous avions fait un début d’amère expérience avec de soi-disant adeptes de la méthode. L’explication et la transmission de nos attitudes et procédures, nous placent donc devant des problèmes de conscience, qui ne relèvent pas totalement de nos propres résistances ou incapacités …
Une longue expérience parsemée de doutes et d’échecs m’a persuadé que la technique aux résultats positifs, doit savoir coûte que coûte, éviter l’écueil de devenir une fin en soi. Son rôle devra rester celui d’une courroie de transmission…, mais sans laquelle, il est vrai, le moteur tourne dans le vide.
« le voyageur dans la montagne, à force de s’occuper de sa monture, oublie quelle étoile le guide » - St Exupéry. Cependant, ne pas attacher de l’importance aux techniques en psychothérapie, n’agir qu’en fonction des intuitions du moment, c’est peut-être se considérer comme un génie transcendant, un trapéziste qui travaille sans filet. Or, on peut risquer sa vie, pas celle des autres. Une bonne technique nous aide à avoir un maximum de résultats avec un minimum de souffrance.
Epilogue
Dans cette « course contre la montre », ou bien la prise en charge psycho et sociothérapique améliorait l’état du jeune ou bien c’était l’échec et pour lui la prison ou l’établissement psychiatrique. Face à nos premières insuffisances, il nous a fallu sans cesse améliorer et clarifier nos procédures. Tomkiewicz répétait malicieusement : « il n’y a pas de mauvais clients, seulement des mauvais commerçants ! »
Très vite, il nous est apparu que la psychothérapie était l’outil essentiel qui aiderait ces jeunes de manière plus durable.. A force d’imagination, d’exigence, de rigueur, et grâce à nos superviseurs, celle-ci s’est développée constamment, autour du Rêve Eveillé Dirigé, pour aboutir à une pratique singulière, qui nous semblaient alors parfaitement adaptée au besoin de notre public.
Pendant des années, malgré les quelques publications en collaboration avec Tom, j’ai commis l’erreur de ne pas chercher ou de ne pas réussir à transmettre ce que nous considérions comme l’essentiel (peut-être étais-je trop heureux de faire ce que je faisais ?). Pourtant, en dépit de mon apparente efficacité, je restais par moments trop incertain de la valeur réelle de mon action, de nos recherches, pour être plus efficace, plus respectueux encore. Je m’interrogeais sans cesse sur la dangerosité éventuelle de nos méthodes, surtout, si elles tombaient entre les mains de techniciens peu scrupuleux.
Il y eut aussi des opposants à notre pratique, notamment quelques psychanalystes hyper-orthodoxes qui ne perdaient pas la moindre occasion pour nous mettre en doute (4) . En plus, au cours de quelques rares réunions avec des sommités psychiatriques, je faisais un véritable complexe d’infériorité, compte tenu de ma modeste formation personnelle, par rapport aux responsabilités écrasantes en thérapie que nos psychiatres superviseurs me confiaient. Je m’étais torturé jusqu’à me demander s’il fallait réellement avoir recours à des techniques si peu conformes à la bonne vieille morale. Il y a de quoi s’inquiéter lorsqu’on ose aller aussi loin que nous, dans l’âme des adolescents exceptionnels.
A la fermeture de Vitry sur Seine (1983), je créais un autre foyer, celui du Plessis-Trévise, qui recevait alors le même public, mais plus jeune (10-18 ans). Les mêmes techniques y furent pratiquées et développées, enrichies de nouvelles approches (vidéodrame). En 1991, à mon grand regret, je fus rejoint par l'âge de prendre un repos, parait-il mérité, mais non souhaité. J'ai donc remis les commandes à celle qui devait me succéder. Ce foyer n'a malheureusement pas survécu et a fermé quelques mois après mon départ.
_______________________________________________________________
(2) Certains points inconnus avant l’ "abréaction" ont été confirmés par les parents. Tomkiewicz estimait cependant que des «secrets» familiaux peuvent venir aux oreilles de la progéniture, à l’insu des parents. Un minimum de prudence s’imposait donc face à un souvenir totalement inconnu jusqu’ici. Par exemple il arrivait que les parents ignoraient totalement que leur gamin avait été victime d’attouchements sexuels par un adulte, ami de la famille, dans les premières années de l’école primaire.
(3) Tomkiewicz y tenait pour mesurer la valeur de la sociothérapie, l’éducation culturelle, artistique créatrice organisées dans nos murs, à l’intérieur du Foyer. Il estimait qu’une méthode qui ne fonctionnait qu’avec nos pensionnaires manquait sans doute d’une véritable technicité et ne pouvait être transmissible dans un cadre très spécial. Comme cela fonctionnait de manière avantageuse avec les jeunes filles dont lui-même n’arrivait pas à bout de leurs graves problèmes, je me suis retrouvé débordé de « cas désespérés » qu’il m’envoyait depuis ses consultations en ville.
(4) Cf article Claude Bonnafont « guérir la déliquance par l’amour » et les écrits au contenu négatif à souhait.
ARTICLES / PRESSE
- Savoir parler au juge (Joe Finder / Journal du Droit des Jeunes)
- Stanislaw Tomkiewicz, 10 ans après (Tanislaw Tomkiewicz / Journal du Droit des Jeunes N°324 - avril 2013)
- Enfance Majuscule, "La publicité socio-éducative" (N° 74 - Janvier/Février 2014)
- Il faut tous les enfermer ! (G. Ranga)
- Le cas du délinquant (par J.Chazal et J. Finder)
- L'ordonnance de 45 (par A. Bruel)
- Punition et soins, confusion nécessaire ? (S.Tomkiewicz)
- Comment faire de votre enfant un délinquant ? (J. Finder, S. Tomkiewicz)
- Qui souffre blesse (J. Finder)
- Adolescence difficile et pédagogie curative (S. Tomkiewicz)